samedi 19 avril 2008

Le naufrage

Il y a deux ans, j'en ai bavé. Non, je n'en ai pas bavé, j'en ai craché. Assurément le moment le plus creux de ma carrière. Récit d'un naufrage et d'un sauvetage.


Vous auriez du les voir entrer dans ma classe au mois de septembre. De beaux grands ados charmants, remplis d'humour et ne demandant autre chose que de créer un lien solide avec leur prof. Et j'étais l'heureux élu. Quel bonheur.

Les autres enseignants me regardaient et m'enviaient, ne réalisant pas que je semblais toujours être le chanceux, année après année. Même parfois avec les mêmes élèves qui leur en avaient tellement fait baver. Pourtant, je ne faisais pas de miracles, seulement deux ingrédients que je considère toujours essentielles à un bon climat de classe: le respect de l'enfant dans tout ce qu'il est et l'ouverture aux différentes personnalités qui font de ma classe 24 individus à part entière plutôt qu'un groupe.


Noël arrivait à grands pas et les résultats scolaires étaient plus que satisfaisants. Les rires étaient toujours présents dans ma classe. Le soleil y avait élu demeure en permanence, ce qui était un peu bizarre dans cette école nuageuse au possible. LA classe que l'on se souhaite à chaque année.


C'est donc avec regret que je partais à la fin janvier afin de profiter de mon congé de paternité de cinq semaines qu'on avait décidé, Blondinette et moi, de jumeler avec la semaine de relâche. Je ne pensai presque pas à eux durant ce temps, occupé à passer du bon temps avec ma jeune famille.


Je revins durant la deuxième semaine de mars, heureux malgré tout de les retrouver. Comme quelqu'un qui a peur de l'eau mais qui se dit que tant qu'à faire un tour de bateau, on est aussi bien sur un bateau de croisière. Eux m'attendaient d'un pied ferme.


Le groupe qui était tellement uni lorsque je l'avais quitté n'était plus l'ombre de lui-même. Les conflits développés durant les cinq semaines avec le suppléant n'avaient pas eu assez d'une semaine pour guérir. Les éclats de rire avaient fait place aux couteaux qui virevoltaient dans les yeux de certains, dans le dos de d'autres moins chanceux. Un climat pas seulement malsain en surface mais pourri jusqu'à l'os. Une fracture qu'un plâtre ne suffirait pas à guérir.


Je n'y échappai pas moi non plus. Mes blagues ne provoquaient plus de rire. Je ressemblais à un clown dépassé qui essaie encore de faire rire la foule. Pathétique. Ils m'en voulaient, je le sentais au plus profond de mon être et je n'y pouvais rien. Le champion de la gestion de classe goûtait au tapis pour la première fois de sa carrière.


J'avais besoin d'un projet rassembleur et je pensai à organiser mon deuxième spectacle en carrière. Ils me regardèrent avec un haussement d'épaule mais bon, j'avais besoin de ce défi peut-être encore plus qu'eux. Ils voulaient faire du théâtre, je leur ai donc écrit une pièce qui saurait décrire leurs bobos et surtout, qui les laisserait l'exprimer à leurs parents. Une courte pièce d'une demi-heure environ avec comme seul décor un banc de parc et leurs coeurs à vifs.


Ils avaient beaucoup aimé la chanson "Évangéline", version Marie-Jo Thério, j'ai donc trouvé quatre chanteuse parmi eux et surtout, deux danseuses extraordinaires qui acceptèrent de créer avec moi un ballet et de camper les rôles d'Évangéline et Gabriel. Tous les élèves furent mis à contribution dans la finale du dernier couplet où ils faisaient une fresque humaine.


À cela furent rajoutés une entrée où chaque élève récitait une ligne du poème "Liberté" de Paul Éluard, un numéro de Gumboots par tous les élèves, la chanson "Le Coeur est un oiseau" de Desjardins et finalement, un vers de leurs crus sous le thème de la liberté, qui devint rapidement le thème du spectacle.


Mais le temps de pratique manquait. Quelques embûches avec la directrice m'empêchaient de profiter pleinement de la scène de l'école secondaire durant les quelques jours qui me furent réservés. C'est alors qu'ils décidèrent de prendre le spectacle sur leurs épaules.


Ils me demandèrent à quel moment ils pouvaient arriver à la salle le soir du spectacle. Je leur expliquai que sur la feuille d'autorisation parentale, il était inscrit six heures. Ils me demandèrent à quelle heure je serais présent. Ils savaient que des derniers tests de son et d'éclairage étaient nécessaires. Je leur répondis que je serais là à cinq heures. Lorsque j'arrivai vers les 16h45, qui m'attendait dehors? TOUS mes élèves. Des larmes me montèrent aux yeux pour la première fois.


Quelques minutes avant le spectacle, les élèves étaient assis dans la salle, plusieurs avec un lecteur MP3 sur les oreilles, tous silencieux pendant que les élèves de la classe d'immersion anglaise couraient partout en criant dans les allées. Les miens, cancres reconnus de la classe régulière (lire: épurée), en faisaient pas honneur à leur réputation de trouble-fêtes.


J'étais entouré de plusieurs proches en arrière-scène venus donner de leur temps pour s'assurer que l'entreprise serait un succès. Pourtant, quand le spectacle commença, je ne voyais plus rien, ému par la performance de mon groupe. Le gumboots avait donné des frissons à tous les spectateurs tellement les TRÈS nombreuses heures de pratique avaient porté fruit: on aurait dit qu'il y avait un seul danseur tellement leurs mouvements et leurs claquements de pieds et de main étaient synchronisés.


J'avais la coeur plein et la tête vide, plus capable de réfléchir aux accessoires nécessaires aux différentes scènes de la pièce. C'est alors que le leader de mes garçons me regarda et me dit de ne pas m'en faire, que tout le monde avait assez été préparé que je pouvais regarder le spectacle comme les gens dans la salle. Une larme coula.


Tout le spectacle se déroula à un train d'enfer. "Évangéline" toucha tellement les quelques 400 parents et amis présents dans la salle qu'on entendit renifler jusque dans les coulisses. Des larmes de fierté, pour la plupart.


Les félicitations abondèrent durant le spectacle, plusieurs parents me disant qu'ils étaient désolés que je quitte l'école cette année-là, car leur plus jeune était en cinquième année et qu'il ne m'aurait pas comme enseignant. Je les pris tous, les commentaires, comme cadeau d'adieu.


Le lendemain était la dernière journée d'école. Lorsque j'arrivai vers les 9h30 car les élèves avaient eu une dérogation pour rentrer à 10h00, je les retrouvais TOUS, encore une fois, dans le parc avec les petits dont ils s'étaient occupés une partie de l'année. Encore une fois au rendez-vous. Des cancres? Pffftttt...


Ça m'acheva. Je partis vers l'école, incapable de les regarder. Ils étaient tellement beaux, dans tout ce que la jeunesse a à nous donner d'extraordinaire. J'avais la gorge serrée comme dans un étau, incapable de parler à mes collègues qui me virent entrer dans l'école, s'inquiétant de mon état.


Encore aujourd'hui, bientôt deux ans plus tard, je me souviens encore de tous ces moments comme une série de photographies. Je peux encore vous dire qu'il faisait soleil cette journée-là, que mon élève handicapé m'avait jeté ce regard en coulisse lorsqu'il avait pris la pause durant la fresque, les yeux d'une maman remplis de larme pour venir me remercier avec son fils, de Poquée qui me prenait dans ses bras avant de quitter, s'accrochant à moi comme à une bouée de sauvetage... Et pour une fois, je n'espère pas que des élèves se souviendront de moi.


Je le sais, tout simplement.

Oui, j'ai vraiment failli y laisser ma peau professionnelle cette année-là. La secrétaire s'est inquiétée de moi durant un bon deux mois. Les autres? Ils n'ont rien vu car je ne leur ai rien laissé voir. Un véritable naufrage du coeur. Et ce fut finalement MES élèves qui me rescapèrent...

12 commentaires:

Le professeur masqué a dit…

En saignant: dans la tourmente, on peut souvent se réchauffer au soleil des élèves. Il m"est arrivé moi aussi d'être rescapé par leur joie de vivre et leur énergie. Mais encore faut-il être le magocien que vous êtes pour pouvoir créer un tel contexte.

Anonyme a dit…

Wow... J'espère un jour que je saurai rappatrier un groupe en terre ferme comme vous l'avez fait.

Anonyme a dit…

J'espère que ces élèves ont tes coordonnées en main. Autrement, dans quelques années, ils se retrouvent tous en rangée à Claire Lamarche pour demander à revoir En Saignant, l'homme qui changea leurs vies et leurs conceptions du travail d'équipe et de la confiance en l'humain...
*
Parfois, derrière le miroir des parents, on ignore que les En Saignants de nos petits TIC-et-TOC sont à ce point impliqués, liés à "mes élèves" comme tu dis.
Vocation, qu'ils disaient ? Une vocation... [Disposition particulière à exercer un art.]
Voilà. Un art.
Bravo, l'artiste, bravo.

Missmath a dit…

C'est pas correct de faire pleurer les lecteurs un beau samedi matin de printemps. Je suis vraiment tellement soulagée que des enseignants comme toi existent.


Multipliez-vous, multipliez-vous, pour nos jeunes, pour notre avenir à tous.

La Souimi a dit…

C'est bien beau comme histoire... Tu verras ce que tu ressentiras, En Saignant, dans quelques années, lorsqu'ils se montreront la binette sur Facebook pour devenir tes amis. Puis les beaux messages que tu recevras.
Merci pour ce beau billet!

Anonyme a dit…

Une bien belle histoire... Merci de la partager.

Anonyme a dit…

Merci de l'avoir raconté encore une fois... c'est tellement une belle histoire!
ça redonne envie d'enseigner. Pour ces moments de magie et de pur bonheur malgré tout ce qu'il y a eu avant.
Ça m'a rappelé pourquoi on fait ce métier, parce que la semaine passée, je ne savais plus pourquoi j'étais là...pas à cause d'eux, mais à cause de moi et de mon incapacité à gérer...

merci de m'avoir permis de rêver que peut-être un jour je vivrai un moment comme celui-là...

Prof Malgré Tout a dit…

Tu dois vraiment triper maintenant que tu fais des vrais show avec nous...








Gnark gnark gnark...


Sérieusement, les élèves, c'est sur ça qu'il faut se centrer à la job, sinon on est kaput. La pire connerie, c'est toute la politicaillerie autour de l'enseignement. Ce n'est certainement pas ça qui va te sauver quand tu es sur le bord de couler sur le plan humain. C'est avec les élèves qu'on passe nos journées.

L'ensaignant a dit…

PM: C'est un peu là la situation particulière dans laquelle je me retrouve constamment. Il est plus facile pour moi de créer un tel contexte que d'enseigner une notion difficile à un groupe d'élève. Mais nous y reviendrons un jour... Merci du commentaire.

Maratre: Je l'espère pour vous mais sans vous souhaiter les mois qui ont précédé.

Intellex: Là est une de mes nombreuses dualités. Une fois que les élèves me quittent, j'aime toujours les revoir à l'occasion, de courts instants pour leur demander des nouvelles et savoir où ils en sont. Mais une relation? Non, pas intéressé. De deux choses l'une. Ou bien je leur ai tout donné durant les 180 jours qu'on a passé ensemble ou encore je n'ai pas de place pour aimer 50 élèves à la fois dans mon petit coeur.

Missmath: Tu as raison, je devrais rester bien léger le week-end. Pour ce qui est de la multiplication, j'en ai parlé à PMT mais il avait mal à la tête, le coquin. :)

Souimi: Voir réponse de Intellex. Tous les remerciements sont pour toi!

Josée: :)

Prof en exil: Ce moment arrive à des moments bien précis de notre vie et plusieurs éléments doivent être réunis pour bien en profiter. Je te laisse deviner lesquels...

PMT: Pour les élèves, tu as raison. C'est sur eux qu'il faut investir car même quand ils nous déçoivent, ils ne nous déçoivent jamais.

Pour ce qui est du "vrai" show, sache que la qualité essentielle pour qu'un artiste m'accroche est l'humilité... :)

Prof Malgré Tout a dit…
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Prof Malgré Tout a dit…

Les gens humbles ont souvent de bonnes raisons de l'être.

Anonyme a dit…

Je découvre votre blog pour la première fois et je dois avouer que ce texte m' a beaucoup émue... Redresser les situations,plutôt que d' laisser-aller, c'est une marque d'appréciation et d'amour de l'individu... J'espère que ces jeunes auront d'autre gens tels que vous sur leur route... Ca peut faire toute la différence... :)