La cour d'école était déserte lorsqu'il arriva. Seuls quelques goélands se chamaillaient pour les dernières miettes de la veille, remplissant l'air de cris stridants. Ses pas résonnaient si forts que pendant un instant, il eut l'impression qu'il avait 22 ans, deux fois son âge.
Il était arrivé tôt pour que la journée passe plus vite. Presser les minutes pour que les secondes sortent plus rapidement.
-Si je commence une heure plus tôt, peut-être que l'école se terminera à 14h30 et que le match commencera à 18h00, se dit-il à lui-même, sans grande conviction.
Peu à peu, la cour se remplit de chandails bleus, blancs et rouges. On se serait cru à l'époque du Rocket, personnage mythique que son grand-père n'arrêtait pas de vanter. Lui, il avait vu le film et il trouvait qu'il ressemblait beaucoup à Roy Dupuis, sans plus. Lentement, des cris commençaient à monter des petites et grandes bouches autour de lui.
"Go, Habs, go! Go, Habs, go! Go, Habs, go!"
Il n'était plus Ti-Cul, il était devenu Saku Koivu. Sous les cris des spectateurs, il s'avançait vers la clôture qu'il s'imaginait le but adverse. Il déjoua quelques élèves de troisième année qui jouaient à la tag, se cogna contre Amélie avec ses cheveux à l'odeur de lavande et déjoua l'élève de maternelle qui fut très apeuré de voir courir vers lui Ti-Cul. La cloche retentit, mettant fin à la période.
Dans le rang, en montant à sa classe, il s'imaginait rentrer au vestiaire sous les applaudissements des fans. Lorsqu'il tendit les mains pour toucher les leurs, les autres élèves le regardèrent bizarrement, comme à l'habitude.
Mme Cournoyer avait vétu un t-shirt du Canadien cette journée-là. Il épousait ses courbes et Ti-Cul la trouva plus belle que jamais, ce qui n'était pas peu dire. Elle était son premier amour. Son père lui avait expliqué qu'il n'avait aucune chance mais lui s'en foutait. Que pouvait-il savoir des histoires d'amour, lui qui n'avait même pas été foutu de garder sa mère près de lui?
Il s'approcha d'elle et pris une grande respiration. Elle sentait le pop-corn, le ciment et la foule du Centre Bell. C'était son chandail. Lorsqu'elle portait sa robe fleurie, il pouvait sentir les marguerites. Quelques fois, il se trouvait même couché avec elle dans les champs, la tête appuyée contre son sein, bien au chaud. Et ils regardaient les nuages et rêvaient ensemble des voyages qu'ils feraient.
-Ton papa m'a dit que tu allais au match ce soir? demanda Mme Cournoyer, passant la main dans ses cheveux blonds.
-Oui, il a réussi à avoir des billets, avoua Ti-Cul, d'une voix gênée.
-Le septième match, ce n'est pas rien! lui dit-elle. S'il ne peut pas y aller, tu m'ammèneras?
Il voulut répondre mais son clin d'oeil lui indiqua que c'était une blague. De toute façon, pour pouvoir y aller avec lui, il aurait fallu trouver une gardienne pour ses enfants et surtout, expliquer à Mr Cournoyer la raison de son absence. Et Ti-Cul savait très bien qu'il ne valait pas tous ces ennuis.
La journée passa à pas de tortue. Lors de la leçon de mathématique, il s'imagina que Kovalev passait la rondelle à Komisarek qui marquait. Durant le cours d'histoire, le Rocket lui fit un clin d'oeil lorsqu'ils parlèrent de la Révolution Tranquille. Et chaque cloche qu'il entendit fut la fin d'une période, jusqu'à la fin de la troisième prolongation.
Il sortit de l'école en courant, accompagné de plusieurs élèves qui firent de même. Il s'imagina patinant à toute vitesse vers la rondelle libre en compagnie des joueurs des Bruins qui l'entouraient. Il devait à tout prix toucher à la rondelle en premier pour éviter un hors-jeu. Il réussit! Les autres élèves le regardèrent d'un air bizarre lorsqu'il leva les bras au ciel en signe de célébration. Comme d'habitude...
Ils partirent tôt vers le Centre Bell. Son père avait décidé de prendre le métro pour s'y rendre car c'était plus économique que de se trouver un stationnement. En plus, il lui avait promis de manger à la Cage aux Sports située dans le building, question de se mettre dans l'ambiance. Et là-bas, de l'ambiance, il y en avait.
Alors qu'il mangeait sa troisième aile de poulet, il remarqua une fille qui ne devait pas avoir plus de vingt ans assise face à lui, à l'autre table. Elle portait un chandail blanc avec le signe du Canadien qui se dessinait à l'avant, mis en relief par sa poitrine généreuse. Le regard de Ti-Cul passait du visage au CH et de retour vers le visage. Elle s'était dessiné un petit signe du Canadien sur chaque joue et pourtant, c'était dans le vert de ses yeux qu'il allait se réfugier. Lorsqu'elle lui fit un sourire bienveillant, un côté de la bouche montant plus haut que l'autre, il cessa de la regarder.
-Elle me regarde comme un enfant alors que moi, je la regarde comme un homme! se dit-il à lui-même en soupirant.
Ils terminèrent leur repas et partirent dans les escaliers du Centre Bell. Son papa voulut lui tenir la main mais il s'en libéra.
-Un homme, ça regarde les femmes, ça sent leur odeur, ça remarque les beaux chandails et les reliefs sous les beaux chandails, ça ne tient pas la main de son papa, se dit-il.
Lorsqu'il pénétra dans l'amphithéâtre, il eut le souffle coupé. Les joueurs pratiquaient sur la glace mais on aurait dit que c'étaient les 10 000 partisant qui étaient sur la glace avec eux tellement l'ambiance était survoltée. Les pancartes, les chandails, les casquettes et même quelques tuques, tout était bleu, blanc et rouge. Et ce bruit, bourdonnement incessant qui faisait deviner l'excitation de la foule.
Lors des hymnes nationaux, Ti-Cul se leva avec la foule en faisant semblant de chanter le "Ô Canada" avec eux. Il fit bouger ses lèvres en suivant celles d'une jeune fille assise dans la rangée juste en-dessous de lui. Alors qu'il l'observa, elle se tourna et vit qu'il s'agissait de la même fille qu'au restaurant. Il prit son courage à deux mains et lui fit un clin d'oeil, tentant d'insuffler dans ce geste tout le désir qu'il ressentait. Elle lui fit un clin d'oeil à son tour, un sourire en coin et se retourna vers l'avant.
Les trois périodes se déroulèrent à un rythme d'enfer. Il lui sembla s'asseoir sur son banc simplement pour pouvoir se lever plus rapidement. Il vivait le match avec Koivu, passait la rondelle à Kovalev et déjouait le gardien avec Streit. Il tremblait avec eux, il ressentait chaque mise en échec et goutta l'euphorie de la victoire à la fin en leur compagnie. Heureusement, il ne glissa pas sur la patinoire en échangeant des données de main avec les Savard, Thomas, Chara et autres Bruins. Ils avaient travaillé fort, ils méritaient bien ses félicitations.
Ils sortirent du Centre Bell parmi une foule survoltée, chantonnant des chansons et criant plus fort que tout. Pour Ti-Cul, c'était sa parade de la Coupe Stanley. Il lui semblait que tous les passants LE regardaient passer, le trophée à bout de bras. Son père tenta encore une fois de lui prendre la main mais il s'en libéra encore.
-Un champion de la Coupe Stanley, ça ne tient pas la main de son papa! se dit-il.
Un coin de rue puis un autre à se frayer un chemin à travers la foule. Il vit trois jeunes près d'une poubelle et le plus grand sortit une allumette de sa poche et mit le feu dedans. Inquiet, il se tourna vers son père mais ce dernier avait disparu. Ti-Cul avait marché tellement rapidement, tentant de répondre aux demandes de photos incessantes des partisans qu'il en avait oublié l'homme qui l'accompagnait. Et maintenant, il y avait trop de gens et trop de bruit pour le retrouver.
Ti-Cul se dépêcha à s'éloigner de l'incendie et remonta vers Ste-Catherine, le pas rapide. Il se souvenait qu'il étaient descendus par une bouche de Métro sur cette rue, la seule qu'il connaissait dans le Centre-Ville. Autour de lui, les cris des partisans se mélangeaient peu à peu avec d'autres cris, d'une autre nature. La célébration semblait tourner à l'émeute et il était inquiet. Il chercha une nouvelle fois son père sur le trottoir en s'arrêtant près de la vitrine du Foot Locker et évita de peu une brique qui siffla à ses oreilles pour aller fracasser la vitre.
-Es-tu correct? lui demanda une voix angélique près de lui.
Il se tourna et vit l'ange du Centre Bell. Elle lui tendit la main et il la prit. Ils firent quelques pas plus loin et elle lui sourit avant de le quitter. Elle entra dans le magasin de souliers et juste avant de disparaître à l'intérieur, elle lui adressa un sourire qui sembla lui dire:
-Tu comprends, l'occasion est trop belle...
C'est bizarre, il n'avait pas remarqué les cornes qui dépassaient de sa tête. C'est comme ça quand on a un trop beau sourire, on fait oublier le reste aux gens qui nous regardent.
-Ah, tu es là! lui cria une voix familière, paniquée.
Son père surgit devant lui et lorsqu'il voulut lui prendre la main, Ti-Cul la prit et la serra de toutes ses forces. Ils marchèrent en silence et passèrent à côté d'une voiture de police qui brûlait, entourée de jeunes criant: "Go, Habs, Go! Go, Habs, Go!"
Arrivés à la maison, ils prirent un chocolat chaud accoudés ensemble au comptoir de la cuisine. Son père le regardait avec un sourire que Ti-Cul avait de la difficulté à lui retourner.
-Tu as aimé ta soirée, mon grand? lui demanda son père.
-Oui..., répondit en hésitant Ti-Cul.
-Que dirais-tu si j'achetais des billets pour la finale, si le Canadien se rend jusque là? dit son père.
-Je ne sais pas...
Ti-Cul revoyait les partisans du Canadien dans le Centre Belle et sur le trottoir, la fille qui lui souriait au restaurant et dans les estrades et qui pénétrait dans le magasin par la vitre fracassée...
-Non, je crois que je n'y retournerai pas, papa! dit-il.
-Ah bon! Pourquoi? demanda son père d'un air surpris.
Ti-Cul le regarda, d'un air timide, le coeur à l'envers.
-Certaines choses sont plus belles de loin, tout simplement...
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5 commentaires:
C'est peut-être moi qui était "tardif", mais ce gars-là m'a l'air bien précoce pour un ket de onze ans :)
A part ce détail, j'aime bien le style et tu arrives à faire virer l'histoire d'une ambiance à l'autre très efficacement. Amusant comme une petite morale se glisse l'air de rien dans la fin, ça donne au tout un air de conte assez plaisant.
Wow, tu conte bien :)
Euh...
Je dois être en déficit d'attention, mais c'est que.. je ne comprends pas. :-\
Je sais, je mérite un zéro. ;-))
Je vais faire baisser la moyenne de groupe, hein?
Je ne sais plus comment j'ai atterri sur ce blog mais j'ai lu tout d'un trait et c'est pas mal écrit tout ça...
Un français qui a vécu à Montréal toute l'année 2005 et qui aime bien retrouver les expressions québécoises.
Hervé Sors alias un écrivain en arbre (jeu de mot sur l'expression un écrivain en herbe)
belle histoire j'aime bien venir sur ce blog...
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