Elle était assise depuis quelques minutes seulement. Une bande de trottoir soutenait ses fesses douloureuses, usées par une longue soirée. Autour d'elle erraient autant d'âmes perdues que de voitures dans la rue. Des femmes, jeunes en-dehors et pourtant si vieilles en-dedans. Elles se prénommaient Sylvie, Cheryl, Chloée ou encore Maria. Mais ici, elles avaient toutes un surnom. Crystal, Amber, Pamela ou encore Sheila.
Non loin d'eux se promenaient quelques hommes à la recherche de quelque chose qui normalement ne s'achète pas. Ils rodaient, les dévisageant sans gène de haut en bas et de bas en haut. Leur regard s'arrêtait parfois sur un décoleté plongeant ou un g-string bien apparent. Et ils regardaient et regardaient. Les filles, de leurs côtés, les regardaient aussi mais pas du même regard. Pour eux, ils n'étaient pas beaux ni laids. La plus belle qualité qu'ils pouvaient posséder était d'être riche ou au moins, de sembler l'être.
Elle se releva doucement, décidée à se faire un ou deux clients de plus pour arrondir sa fin de soirée mais fut aussitôt attirée dans la ruelle par une main ferme sur son bras. Elle n'en fut même pas surprise.
-Tu sais que Mike te cherche! lui dit une voix rauque.
-Ouais, je sais. Lâche-moi le bras, tu m'fais mal!
L'homme lui lâcha le bras en lui jetant un regard désolé.
-Tu lui dois pas mal d'argent, ma belle. Il s'rait peut-être temps de penser à le rembourser.
La jeune femme recula de quelques pieds jusqu'à sentir le béton contre son dos nu. Elle sortir une cigarette de son étui et s'alluma. La fumée qui sortit de sa bouche alla rejoindre les effluves nauséabondes des poubelles non loin d'eux.
-Tu n'as jamais rêvé de partir? lui demanda t'elle, le regard fixé sur une fenêtre d'où filtrait une douce lumière.
L'homme sourit et alluma une cigarette à son tour. Il la tenait entre le pouce et le majeur, ce qui lui donnait un air de mafiosi.
-Oui, souvent. Mais tu sais, je ne crois pas que ce soit mieux ailleurs.
-Tu as surement raison.
Elle ouvrit son sac à main et sortit quelques billets de vingt de son sac à main, qu'elle tendit à l'homme. Il les prit, les compta et les mit dans la poche arrière de son jean ajusté.
Il la regarda d'une façon qui fit baisser les yeux de la jeune fille. Son regard ne s'attardait pas à ses fesses ni à ses seins. Il fouillait son âme, la seule chose qui n'était pas à vendre.
-Arrête de me regarder comme ça! lui cria t'elle.
Mais le regard de l'homme ne la quittait pas. Il prit une longue bouffée de sa cigarette puis il hésita.
-C'est ton père qui t'a rendue ainsi?
La jeune femme ne le regardait toujours pas. Elle remonta sa jupe rendue trop longue à son goût d'un geste mille fois répété.
-Un cousin, un oncle, un ami? insista t'il.
Elle lâcha un long soupir et lui jeta un regard froid comme le Centre Bell que l'on voyait à l'horizon.
-Pourquoi tu veux savoir? Tu as eu ton cash, non? Crisse-moi patience astheure!
Le jeune homme tâta machinalement sa poche arrière sans la quitter des yeux. Sans comprendre comment il était devenu un prédateur, sans comprendre la raison de son geste, il en sortit le contenu entier, une épaisse liasse de billets de vingt dollars qui devait bien faire dans les quatre chiffres.
-Écoute, il te reste quelque chose dans le regard. Quelque chose que je n'ai pas vu depuis longtemps ici.
-De quoi tu parles? lui dit-elle, la voix intriguée.
Il la prit par la main sans répondre et l'attira en-dehors de la ruelle. Il la traîna ainsi sur plusieurs blocs. Elle se laissa faire, attirée par la liasse de dollars qu'il tenait de l'autre main. À ce prix-là, elle était prête pour n'importe qu'elle nuit.
Ils restèrent ainsi silencieux durant de longues minutes. Lui l'entraînant sur les trottoirs enneigés et elle suivant, les talons hauts glissant sur les ronds de glace. Arrivé devant la gare d'autobus, il s'arrêta net, faisant perdre l'équilibre de la jeune fille.
-C'est ici que tu veux qu'on fasse ça? fit-elle, surprise.
-Non, c'est ici que ta vie change. Tu as déjà rêvé de partir? Fais-le vite avant que ça disparaisse de ton regard.
Il lui tendit les billets et les plaça dans sa main qui n'eut aucune réaction. Il tourna les talons et commença à marcher sur le trottoir, repartant d'où ils étaient venus.
-Qu'est-ce qui ne doit pas disparaître de mon regard? lui cria-t-elle de toutes ses forces, tentant de couvrir le son des voitures et le moteur des autobus qui attendaient non loin d'elle.
L'homme se retourna sans cesser de marcher.
-Ça s'appelle l'humanité, ma belle. Prends-en bien soin avant qu'elle te quitte à tout jamais!
Une larme vint à l'oeil de la jeune fille pour la première fois depuis des années. Comme si son coeur lui demandait à son tour de ne pas l'oublier. Elle entra dans la gare et se dirigea aussitôt vers le guichet. Elle hésita longtemps devant les destinations qui s'offraient à elle.
L'homme revint dans le quartier chaud de tout à l'heure et en sortant son gun pour menacer la vieille Pamela qui n'avait pas payé sa dope depuis plusieurs semaines, il se demanda à quel moment de sa vie ça l'avait quitté.
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8 commentaires:
Woah! Je suis bouche bée m'sieur! Excellent cette leçon d'humanité mais trop souvent, malheureusement, y'a de ces filles qui ne veulent pas s'aider malgré toute l'aide que la vie s'efforce à leur mettre dans les mains.
Avec le geste qu'il vient de faire, je dirais jamais.
Drew, un moment donné, ce sera la bonne fois.
Drew: C'est peut-être seulement parce qu'on voulait tout changer, trop vite. Ou alors, on peut être tellement cassés dans la vie qu'il n'y a plus rien à faire. Merci!
Yano: Tout est gris...
Il y a parfois de l'hmanité là où l'on s'y attend le moins. Beau récit, cher En Saignant. Les histoires de reconnaissance et d'abnégation me font toujours pleurer et la tienne n'y fait pas exception.
Marie-Andrée: Je dirais des "flash" d'humanité, comme il existe beaucoup de "flash" de monstruosité.
Très belle histoire!
Lapsus: Merci!
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