mercredi 16 janvier 2008

L'Inconnu

Je ne saurais dire quand il avait arrêté de parler. En tout cas, c'était avant que je naisse. Peut-être était-ce quand il avait été envoyé au "marais". Cet endroit, situé au beau milieu d'un bassin noséabond était réservé aux derniers-nés des familles nombreuses. On envoyait là que les crapauds. Les rainettes, même si elles demandaient autant d'énergie, devaient apprendre le métier de femme au foyer. Et pour un métier si compliqué, des années à observer sa mère torcher les petits et le grand, ce n'était pas de trop. Ouais, mais un crapaud dans une maison, ça pleure. Surtout quand il vient de quitter son nénuphar chéri. Mais il est jeune et c'est un mâle, il comprendra.

Là-bas, son travail principal était celui de videur de pot. Vous avez déjà deviné de quoi il s'agissait, j'en suis certain. Le vieux maître du "marais" avait quelques difficultés à se déplacer. Or, comment asservir un petit peuple si on ne peut aller vers lui. On le fera vider la pisse chaude de la nuit au petit matin, sans même un merci.

Je connais cette histoire parce qu'il en a parlé à Blondinette une fois, alors que j'étais parti faire la promenade avec Maman. C'est sorti comme un rot. Ça venait des tripes et l'esthétique n'était pas importante. Dans le fond, il lui a peut-être raconté pour qu'elle l'embelisse pour les oreilles de son fils, un peu comme quelqu'un qui voudrait qu'on copie une lettre pour lui.

Si ce n'est pas là que le son de sa voix s'est envolé pour toujours, c'est peut-être dès son retour chez lui, à cinq ans. Aussitôt rentré, sa mère, qui était parfois venue le voir, lui présenta un homme maigre, le dos fourchu et les yeux perçants.

-Tiens, En Saignant Sr., c'est ton père.

Il fit un sourire à l'Inconnu. Son regard devait être par terre, comme il l'a été dans la partie de sa vie où je l'ai connu. L'Inconnu ne doit pas s'être seulement retourné. C'est qu'il n'était pas paternel, l'Inconnu. Enfin, par envers ses enfants. Quatre garçons, deux filles, ça coûtait beaucoup d'argent à faire vivre. Et l'argent, c'était sa maîtresse. Les hommes, ça partage leur amour, leur maison, leurs vacances mais jamais leurs maîtresses. C'est une question de territoire.

Peut-être ne s'est-il pas arrêté de parler à ce moment-là. Peut-être qu'il a simplement suivi l'exemple de l'Inconnue. C'était une femme grasse, toujours assise sur la même chaise berçante, à se bercer d'un rythme lent, le seul que pouvait supporter son vieux dos. Elle avait toujours le sourire aux lèvres. Un sourire qui parlait quelquefois, lorsqu'elle l'accompagnait d'un regard. Un sourire qui aurait crié, qui aurait pleuré, qui aurait joui s'il était apparu dans une autre maison. Mais dans cette maison, les émotions autre que la colère étaient interdites. Parce qu'elles se contrôlent moins bien. "Mourir de rire? Jamais..." Dans cette maison, on était morts avant même d'être nés.

Peut-être s'est-il arrêté de parler à ma naissance. Avoir une fille, ça allait. C'était de l'inconnu. Mais un garçon, c'était l'Inconnu. M'a t'il déjà embrassé? Je ne parle pas des becs obligés avant la nuit ou bien le jour de son anniversaire. Je parle des baisers gratuits, ceux qui se méritent par le seul fait de respirer. Je ne m'en souviens plus.

Le dernier acte de sa vie a commencé il y a trois ans et demi. Le grand C était dans son corps.

-Normal, lui dit le docteur, vous avez travaillé 35 ans dans une usine.

Normal? C'est bizarre, ça n'a jamais été écrit dans la convention collective.

Le grand C a commencé en bas et a remonté rapidement, n'offrant aucun espoir à son hôte. Un massacre qui aura duré six mois.

J'aimerais vous dire qu'il s'est battu avec rage. Qu'il a crié des insultes à son grand C. Qu'il lui a craché au visage en lui annonçant que jamais il ne serait de taille à le battre. J'aimerais vous dire que c'était celà mon père et bien plus. Qu'il m'a laissé l'image d'un homme courageux, un battant qui a livré le combat de sa vie, un soldat tombé à la guerre.................

Non, ce n'était pas celà mon père. Je vous ai dit qu'il ne parlait pas mais je vous ai menti. J'étais peut-être le seul à le comprendre. C'est que pour le comprendre, il fallait regarder au bon endroit. Il parlait avec les yeux. De beaux yeux en amande, d'un bleu pur et naïf. Des yeux qui même fâchés, savaient vous attendrir l'âme de jeune garçon qui avait fait un mauvais coup. Des yeux qui vous disaient alors:

-J'suis fâché mais j'oublierai...

On s'est beaucoup parlé durant ces longs mois. Tous les matins à l'hôpital avant que ma mère vienne me remplacer. Le silence régnait, souvent pesant alors qu'il ne voulait pas se lever de son lit pour aller marcher. Ce n'est que dans un silence partagé qu'on peut se rendre compte qu'on est loin de quelqu'un. Parfois, par un hasard, nos yeux se croisaient et se dépêchaient de se parler avant que la pesanteur du regard gâche tout.

-Merci d'être là, disaient les siens.
-C'est correct, disaient les miens.
-Tu crois qu'il y a encore une chance?
-Non, mais fais plaisir à Maman et fais semblant...
-J'suis pas capable. J'suis pu capable.
-C'est correct, j'lui expliquerai, mais tout doucement.
-Merci d'être là...

La même journée, il m'a demandé de le raser car l'infirmier n'était pas passé ni hier, ni aujourd'hui. J'ai accepté avant même d'avoir le temps de dire non. Un vieux réflexe d'accompagnateur que j'avais développé.

Et là, j'ai touché ses joues, son menton, son front. Sa peau était rude et flasque. Je me suis rendu compte que je touchais l'Inconnu à mon tour. Au coin de sa bouche, il m'a demandé de faire attention et j'ai fait attention. Une proximité qui fait mal. Et ses yeux qui me parlaient.

-Merci.
-C'est correct.
-Vas-tu demander celà à ta Loutre un jour?
-Seulement si elle a l'habitude de me toucher.
-Pourquoi?
-Parce que...

Il est mort un vingt-trois décembre, seul avec maman. Je venais de passer cinq jours à ses côtés après avoir parcouru plus de cent kilomètres pour suivre l'ambulance qui l'amenait de la maison, de sa maison, à l'hôpital. C'était au fils à faire celà. Si ça prend la douceur d'une femme pour nous montrer comment entrer dans la vie, ça prend la dureté d'un homme pour nous montrer comment en sortir.

Trois ans ont passé. Trois ans de colère pour les mots non-dits, pour les poignées de main froides alors que je voulais le toucher, pour les envies de silence alors que j'aurais eu tellement de choses à lui dire, pour ne pas m'avoir montré comment construire, comment garder la tête haute, comment faire des conneries, mais seulement les belles, comment devenir un homme et surtout, le rester jusqu'à la fin, comment devenir un père et le rester toute sa vie.

J'ai dit plus haut que la colère était plus confortable que les pleurs, surtout lorsqu'on la choisit. Elle est sous notre contrôle et en plus, elle fait pitié à entendre pour les oreilles choisies. Mais voilà qu'elle s'en va aujourd'hui et laisse toute la place à une réconciliation.

Ouais, explorer l'Inconnu et chercher les raisons de son silence. Et surtout, accepter que les yeux parlent parfois plus fort que la bouche.

Si vous avez lu jusque là, bravo. Mais il y a quelque chose qui me dit que ce billet-là, il n'était pas pour vous. Sans rancune?

11 commentaires:

Gooba a dit…

J'ai lu jusqu'au bout, avec intérêt... Ton histoire avec mon père me touche beaucoup, probablement parce que celle que j'ai eue avec le mien n'était pas belle et jolie non plus... :o) Si un jour, tu as envie de la lire, elle est sur mon blogue.

La Souimi a dit…

Merci beaucoup, En saignant. Je suis remuée par ces précieuses lignes. Que le coeur qui parle. Et que le coeur qui le rejoint certainement.

Je pense qu'on ne peut pas modifier notre histoire car c'est Notre histoire. On peut pourtant en changer le regard que l'on y porte. Je crois que lorsqu'on décide de voir la réalité avec nos yeux de maintenant, ceux de l'adulte, et qu'on délaisse le regard de l'enfant que l'on était, on peut arriver à se réconcilier avec un paquet de choses qui ont causé de profondes blessures. Alors, les blessures ne saignent plus. Parce que l'adulte que nous sommes voit avec ses propres yeux et non pas avec ceux des autres ou avec l'illusion du jeune enfant que nous étions.

Tu viendras dans l'armoire d'la Grand-Mom et du Grand-Pop, ça apaise...

Oui, Merci...

Anonyme a dit…

Tu es très touchant quand ta colère tombe...

Love you

Anonyme a dit…

À toi, atteint de la maladie qui commence avec un grand A.

Ne trouves-tu pas triste ces rôles masculins et féminins? Moi, si. N'en souffre-t-on pas encore des effets surtout d'autres générations?

Je veux dire bravo aux nouveaux hommes, qui ont les mêmes fonctions, les mêmes droits, les mêmes responsabilités que les femmes, et vise versa. Parce qu'encore ajourd'hui, alors qu'on tire tellement vers l'arrière - c'est trop dangereux d'abolir les rôles pour la préservation et la reproduction de certains intérêts économiques, sociaux, politiques, idéologiques -, ça prend du front d'affirmer qu'on est une personne avec un sexe et non pas une sexe et peut-être aussi une personne.

Parce que pour les hommes encore plus que pour les femmes dont la lutte date depuis plus longtemps, c'est déstabilisant.

Exprimer ses émotions, c'est essentiel pour grandir, parler, communiquer, pour établir la confiance, pour moi.

Pour moi, il appartient à toute personne capable de le faire de faire ce que tu as fait si généreusement.

Parler avec les yeux, oui, en plus.


Il existe des situations impardonnables, si celle-ci l'était et que tu acceptes de laisser tomber la colère, de te rendre en papparence plus vulnérable, en réalité, c'est plus grand et plus fort que tu deviens.

Mais tu sais tout ça.

Dis, je n'ai pas trouvé le truc pour ne pas te lire jusqu'à la fin. Tu m'expliqueras? Ah et puis non, ça ne servirait à rien de toute façon.

Paix dans ton beau coeur et amour contagieux.

Zed

Anonyme a dit…

Très touchant... je ne savais pas, en tout cas, pas au complet...
je comprend mieux maintenant. Tu as beaucoup de courage, d'Avoir grandit dans cette ambiance, mais surtout d'avoir grandit tout seul par la suite...
Tu grandis encore, tu réussis à le faire sortir, tu laisses tomber la colère qui est plus facile à vivre mais qui demande tellement d'énergie qu'on pourrait mettre ailleurs. Cette énergie, je sais que tu vas la diriger dans le sens qu'il faut!
Mieux encore tu te réconcilies, tu pardonnes, tu oses laisser tomber les vieux réflexes...


Lâches pas, tu es sur la bonne voie, la surface n'est pas loin...

Valérie-Ann a dit…

Que dire de plus? Mes plus profondes sympathies, et puis si tout ça t'a permis de grandir, alors ce n'était pas vain...

L'ensaignant a dit…

Gooba: C'est certain que je vais aller lire ton histoire. Je n'en manque pas une.

Souimi: Dans le fond, l'armoire de la Grand-Mom et du Grand-Pop, je suis en train de la construire. Tu devrais voir comment mes filles et ma blonde sont de plus en plus belles.

Blondinette: Lève ta jaquette, ton bucheron revient enfin du bois :)

Zed: Merci pour tout. Tu me permets d'aller plus loin dans ma réflexion mais tu sais quoi? Je n'attendais rien de moins de ta part.

Prof en Exil: Ma situation n'est pas tellement différente de celle de plusieurs milliers d'hommes âgés de 30 à 45 ans. Nos pères ont eu à se chercher un nouveau rôle et lorsqu'ils ne l'ont pas trouvé, ils se sont emmurés dans un silence.

Merci pour les encouragements. Reste en haut, je devrais t'y rejoindre sous peu.

Valérie-Ann: Merci pour le bon mot. Je retiens ta belle parole.

Gooba a dit…

J'ai l'impression de me faire de la pub, mais c'est juste pour t'éviter de chercher... ici.

Anonyme a dit…

Au fait, tu appartiens à quel groupe? Pas O négatif j'espère.

Dis, je voudrais savoir si tu es avisé quand tu as un nouveau commentaire car on peut commenter les billets précédents, des fois, tu sais...

Juste pour savoir. :)

Anonyme a dit…
Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.
unautreprof a dit…

ouf, très touchant.