Cette année, mon groupe est tout sauf curieux. Enfin, presque. C'est certain que sur vingt-quatre élèves, il y en a bien une dizaine qui sont intéressés par les offres que je leur fais mais en général, l'écoute s'amoindrit beaucoup lorsqu'on sort des sentiers battus. Et les sentiers battus, pour un groupe d'ado, ils ne sont pas larges.
Tant que l'on parle de mathématiques ou de français, ça va assez bien. Ils y voient la raison même de leur incarcération. Tant qu'à être enfermé, pourquoi ne pas apprendre, non? Si on va faire un tour du côté de l'univers social, ça commence à se gâter. Va pour les explications sur ce qui s'est passé durant la deuxième guerre mondiale, c'est écrit dans le manuel. L'arrivée du Panzer et comment son utilisation par le peuple allemand a créé ces blitz qui lui permettait de prendre un pays en trois jours, ça passe encore auprès de mes gars. Par contre, je perds déjà le trois quart de mes filles. Mais si j'essaie de pousser leur raisonnement un peu plus loin, comme leur demander quelles ont été les conséquences de cette guerre pour l'Amérique et le Moyen-Orient, alors là, je les perds presque tous.
Et parmi ces élèves, il y a Baboune. Il s'agit d'un code 33, ce qui signifie qu'il souffre d'un handicap physique. Son handicap ressemble à une dystrophie (ou distrophie??? il est tard et je suis un peu paresseux...) et l'embête surtout quand c'est le temps de courir ou d'écrire longtemps. D'ailleurs, si je me fies à l'ensemble du groupe, je crois que j'ai plusieurs code 33 lorsque vient le temps d'écrire longtemps!
Toujours est-il que Baboune possède un handicap, non-répertorié, qui l'isolera peut-être encore plus que sa dystrofie (ou distrofie?). Son esprit est aussi fermé que la remise de Marie, cette voisine de 68 ans qui semble obsédé par le vol dans les remises d'un coin tranquille de Montréal. C'est connu, les voleurs iront tout de go vers une remise qu'ils ne peuvent pas voir de la rue, qui est situé à l'intérieur d'une cour clôturée, avec des portes patio à la dizaine comme voisins arrières. Mais c'est une autre histoire...
Donc, Baboune écoute depuis un certain moment ma leçon d'histoire sur le Québec des années 60 et 70 et toutes ses grandes réalisations (Expo, Manic 5, etc.) avec, vous l'aurez deviné, sa baboune. Avant même l'incident qui va suivre, je tiens à vous préciser que plusieurs jugements de sa part avaient déjà construit une image, disons-le, assez difficile à accepter pour un esprit aussi ouvert que le mien. Je vous livre tout de suite quelques-unes de ses critiques:
Sur "La Vita è Bella", que j'avais présenté pour montrer aux élèves l'impact des camps de concentration: "Pas mon genre de film, il manquait d'action!"
Sur l'opéra, que j'essaie d'apprivoiser en même temps qu'eux: "C'est plate, moé, j'aime juste le hip-hop!"
Sur Terry Fox, lors d'une discussion sur la persévérance: "C'est con, traverser le Canada à pied!" Manuterge, celle-là, j'pensais pourtant qu'il l'aurait pogné!
Donc, vous voyez un peu le portrait. Peu importe ce que je lui propose, aussitôt que mon univers s'éloigne du sien, non seulement l'intérêt se perd mais en plus, il se permet d'expliquer à toute la classe, à l'aide de ses arguments-chocs, le pourquoi de cette perte d'intérêt.
Juste avant de partir pour les vacances de Noël, j'ai pété les plombs, mais sérieusement pété les plombs. D'autant que je sache, jamais les plombs n'ont été pétés à ce point. Ouais, les plombs ne seront jamais plus les mêmes...
Pour me montrer qu'elle avait bien compris ce que je tentais d'illustrer en expliquant que des chantiers comme ceux de la révolution tranquille, il n'y en avait plus beaucoup au Québec de nos jours, Élève Blonde Parfaite (EBP, pour les intimes), me donne comme exemple l'avortement du projet de déménagement du Casino de Montréal. Bonne réflexion, qui m'ammène sur le chemin du Cirque du Soleil et du success story de Guy Laliberté. Bla, bla, bla... Et je découvre que plusieurs de mes élèves ne connaissent même pas le Cirque du Soleil!
Je sors mon portable, et leur fait écouter la chanson-titre du spectacle Allegria, pour leur faire sentir un peu l'atmosphère de leur création. Après coup, je leur demande leurs commentaires. EBP lève la main.
-Oui, EBP
-Baboune n'arrêtait pas de rire tout le long de la chanson.
-Oui, je sais. Ce n'était pas son truc, j'imagine.
Visage Pâle lève moyennement haute sa main moyenne.
-Toi, Visage Pâle, tu as aimé?
-Oui, moyennement, mais j'ai eu de la misère à me concentrer sur la chanson. Baboune me dérangeait.
-Comment ça, Baboune te dérangeait?
-Il riait.
-Je sais, je l'ai vu. Qu'est-ce que tu veux? Ce n'était pas du hip-hop!
Je suis là à essayer d'avoir leur avis, à espérer des commentaires pertinents, positifs ou négatifs sur la chanson et eux, ils continuent à me ramener vers Baboune, qui rit d'ailleurs de la situation directement en face de moi. Mes oreilles deviennent de plus en plus rouges et quand les oreilles rougissent, la souffle devient court et la patate se fait aller. Ma vigileance faiblit et je sens la colère monter en moi doucement, méthodiquementcomme seules les grandes colères savent le faire. Je lui demande ce qui le fait tant rire.
-Ben, c'est sa voix. Elle chante comme un gars.
-C'est vrai qu'elle a une voix rauque, mais as-tu aimé?
-Non, j'aime pas ça quand ça chante.
-Tu n'aimes pas ça quand ça chante? Je comprends pas...
-J'aime ça quand ça chante en rap!
-Tu veux dire, tu aimes ça quand ça parle?
-...
-Mais la musique, ça t'as-tu donné des images dans ta tête? T'es-tu imaginé de la magie?
-(Rires) Non, juste une grosse fille qui chante comme un gars!
Et vlan, c'est là que ma tête a laissé la place à mon coeur blessé de Wannabe-DJ. Voici quelques courts extraits de mon discours sur le cas de Baboune dont je me souviens.
-Tu as un niveau de culture d'à peu près 10% d'un élève normal de sixième année.
-Tu vas être en plein le genre d'adultes à avoir des préjugés sur les noirs, sur les gais et les autres minorités.
-Tu seras le genre de personne qui sera tellement ennuyante plus tard, dès que la discussion va sortir de ton petit univers...
Aïe! Pas fort comme intervention. Pourquoi? Je crois que l'ouverture d'esprit et la curiosité sont des qualités essentielles pour moi. J'aime discuter, échanger, écouter, enseigner aux gens que je rencontre. Rien ne me fait plus plaisir que de faire la connaissance d'une personne qui évolue dans un milieu complètement différent du mien. Fais-moi écouter de la musique que je ne connais pas et je suis séduit. Fais-moi goûter à quelque chose de nouveau et je tombe en amour avec toi. Fais-moi... Je crois que vous avez compris le principe!
En même temps, je connais le nombre d'évènements qui peuvent survenir à l'intérieur d'une vie et qui peut nous changer à jamais. Ce n'est pas parce qu'il est une jeune Baboune qu'il deviendra une vieille Baboune.
Mais, malgré tous mes efforts, je ne serai pas CELUI qui aura fait la différence pour lui.
11 commentaires:
Aucun come-back des parents? Dans mon milieu, le parent aussi aurait pété les plombs, sérieux!
Mais je te comprends, c'est désespérant de voir autant de fermeture... Une chance que ça n'arrive pas souvent chez les enfants du primaire qui ont encore quelques onces de curiosité, même en 6e année! :o)
Difficile en cierge trident, le rapt de la concentration, enlevée de son camp sous les yeux de son gardien!
Que faire pour qu'un code 33 se transforme en code 10-4...
En éducaton, je sais que ça parait impossible, mais il faut voir loin devant sur l'autoroute. Un jour, tes paroles, tes enseignements, ton ouverture d'esprit, toi, finalement, deviendront significatives pour lui.
Le plomb, c'est toxique, gare à toi! À ton petit grand coeur! Disjoncter est moins grave et tu n'as pas besoin de remplacer quoi que ce soit.
Zed :)
PS : Félicitations, t'as réussi ton défi juron ici, mais as-tu réussi en classe?
Gooba: mon petit doigt me dit que l'élève n'a rien raconté à ses parents. Téflon power!
En saignant: c'est noble de vouloir faire la différence pour chaque élève, mais à l'impossible nul n'est tenu, même si l'impossible doit souvent être notre but.
Cela étant dit, comment peut-on faire la différence quand un élève est possiblement aussi indifférent? Colle-lui un projet relié au hip-hop et à la poésie!
Gooba: Dans le milieux où j'enseigne, c'est tout ou rien. Soit la mère débarquait en grande fanfare dans le bureau du Supérieur ou bien rien, comme c'est souvent le cas. C'est simplement une cohorte comme ça: il faut que je me tienne dans le concret.
Zed: Nan, je n'ai pas réussi à placer mon nouveau mot car je ne réussisp as à le retenir. J'ai été obligé de faire du copier-coller pour l'inclure dans mon billet. Et comme je me vois mal sortir un papier de ma poche avant de lâcher un juron (il me semble que ça coupe l'intensité!)
Le code 33 qui se transforme en code 10-4, je vais la retenir celle-là :)
PM: On cherche toujours à tendre vers l'impossible, malgré tout (ou Malgré Tout). Il ne m'empêche pas de dormir car la sagesse vient un peu avec l'expérience mais bon, disons que les idéaux en prennent un coup et surtout, je me rends compte que la vanité n'est jamais bien loin...
Et comment les autres élèves ont-ils réagi à ta colère?
Souvent, le groupe lui-même finit par se tanner des gens comme Baboune et lui faire "sa fête". Du moins, on voit ça au collégial, mais c'est peut-être une question d'âge aussi.
Oh non, ce n'est pas l'apanage du collégial ou du secondaire, Hortensia! Au primaire, il arrive souvent que le groupe se tanne et fasse pression sur le trouble-fête du groupe. Ça peut prendre plus de temps, mais ils finissent par se faire tasser et mettre de côté.
Prof masqué, il y a des chances, oui. Mais parfois, ces enfants rébarbatifs et tête enflée se font plaisir de rapporter les faits à la maison, espérant ainsi avoir la chance de voir son enseignant se faire rabrouer (faut dire aussi que ça dépend de la direction en place!!).
Que c'est bon signe, d'avoir à faire un copié-collé de juron...
Serions-nous près d'abattre l'ennemi... laissé derrière et même plus reconnu...
Zed
T'inquiète. Ptêt bien que c'est en pétant les plombs que tu as fait la différence, probablement qu'il avait jamais eu les bretelles remontées comme ça :)
C'est vrai, c'est poche d'avoir pété les plombs un peu (surtout que comme les autres élèves se plaignaient de lui, c'était la porte ouverte pour les monter plus ou moins contre lui et lui faire remarquer que c'est pas toi qu'il dérange mais tout le monde, et en avant le laïus positivant - mais me semble que tu le sais, je vais pas enfoncer le clou), mais autant que ça soit arrivé avec toi non ? Un autre prof aurait pu y aller bien plus fort/pire.
Hortensia: le groupe a bien réagi. Je ne pique pas souvent de colères car j'ai compris un jour qu'il n'était pas nécessaire de crier pour être le chef. Il suffit d'y croire et les enfants y croient aussi. Difficile à résumer car on nage dans l'abstraction mais bon, je ferai un billet là-dessus un de ces jours.
De plus, malgré mes faiblesses, je réussis toujours à créer dans mon groupe un esprit d'unité hors du commun. Je passe souvent quelques mois (et je n'exagère pas!) sans qu'aucune chicane n'éclate dans ma classe.
Gooba: malgré tout (ou Malgré Tout), les élèves savent que je les aime. Et ils me le rendent bien. Il ne m'est jamais arrivé d'avoir des comebacks de la maison qui sentaient le règlement de compte de la part d'un élève. Je croise mes doigts.
Zed: pour tuer l'ennemi, il faut le connaître. Et celui-là, je ne le reconnais plus :)
Jhon: tu as raison, je le sais. Je refuse systématiquement toute révolte de ce genre dans ma classe. Comme avec les jeunes enfants, il y a une étape importante après le conflit: la réconciliation. Et j'applique la même chose à l'école qu'avec mes filles.
C'est justement ça qui est cool.
Zed :)
Je pense que tu me ressembles, c'est le genre de choses qui finit moi aussi par me faire un peu sauter les plombs.
Ça et la fameuse question, alors qu'on est en discussion super intéressante, que 95% des élèves trippent autant que nous et que là, un élève pas intéressé lève la main, et nous, plein d'espoir, pensant naivement qu'il va participer, demande : "on peut travailler là?"
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