Pour GSawyer, PMT, l'Éducatrice Vagabonde, Chantouille, Collègue Parfaite, mon Ortho préférée et tous ceux qui l'ont déjà entendu...
« Je me promenais sur un sentier avec deux amis, le soleil se couchait. Tout d'un coup, le ciel devint rouge sang. Je m'arrêtai, fatigué, et m'appuyai sur une clôture. Il y avait du sang et des langues de feu au-dessus du fjord bleu-noir et la ville. Mes amis continuèrent, et j'y restai, tremblant d'anxiété. Je sentis un cri infini qui se passait à travers l'univers. » -Edvard Munch
***
Ce matin, j'enseignais à mes grands-petits et comme par magie, peut-être de la magie noire, tout devint silencieux. Je crois que nous étions entre deux mots de vocabulaire que je leur dictais, je ne sais plus. Et on l'a entendu.
-AAAAAAAAAAAARRRRRRRRRRRRRGGGGGGGGGGGGGHHHHHHHHHHHHHHHH!!!!!!!
Certains de mes ado-rables ont ri, d'autres se sont aussitôt tournés vers moi, les yeux inquiets. Le son venait de la cage d'escalier. J'étais figé sur place. Puis, encore.
-AAAAAAAAAAAARRRRRRRRRRRRRGGGGGGGGGGGGGHHHHHHHHHHHHHHHH!!!!!!!
Je leur ai demandé de rester bien sage et j'ai ouvert la double-porte qui mène à l'escalier mais c'était le silence complet. Je suis retourné enseigner mais j'ai reconnu ce cri, hélas.
Je ne savais pas qui était l'auteur de ce cri. Tout ce que je savais, c'était qu'il était long, fort et surtout, incontrôlé. C'était la troisième fois en trois ans que je l'entendais dans cet école et comme à chaque fois, mon coeur s'était arrêté de battre pendant deux ou trois secondes.
Ceux qui travaillent dans des milieux difficiles, que ce soit dans les écoles défavorisées ou dans les centres d'accueil savent tout de suite de quoi je parle. Pour les autres, je vais tenter de vous l'expliquer mais j'échouerai, j'en suis certain.
Quand on naît, on lâche notre premier cri. Dans ce cri, il y a sûrement, parce que je ne m'en rappelle pas, la peur de l'inconnu et surtout la perte du connu. Alors, on se fait entendre, déjà. Puis, on grandit un peu. Et on crie parce qu'on a faim ou soif ou parce qu'on veut dormir au sec ou dormir tout simplement. Alors, des bras aimants viennent nous chercher et subviennent à nos besoin. Puis, plus tard, bien plus tard, ce sont les peines d'amour et les pertes, les grandes et les petites qui nous font nous réfugier dans notre auto ou bien dans un champ et on s'exprime. Notre coeur vomit et on se senti mieux, un peu mieux.
Il y a le cri des oiseaux que j'aime bien. Que ce soit au lever ou au coucher du soleil, ils servent souvent de majuscules et de points à mes journées qui sont parfois longues à terminer. Au printemps, le cri des outardes me ravit et à l'automne, il me désole. Tout est dans le contexte.
Le cri dont je vous parle ici, ce n'est ni ceci, ni cela. Il vient du fond de la gorge, de l'intérieur, là où sont cachés les secrets les plus intimes. Il ne possède qu'une seule note qui n'existe pas. Et il se cache tellement de petits détails dans ce cri. Des détails que je ne connais pas. Que j'imagine, comme vous le faites en ce moment, mais que je ne connais pas. Et que je ne veux pas connaître.
Entendre ce cri, c'est se sentir voyeur, impudique. C'est pénétrer l'âme d'un ti-cul de huit ans sans le vouloir. Et ça fait mal.
Il a crié ainsi durant plus de deux heures sans s'arrêter. L'ambulance est venue le chercher pour l'ammener à Ste-Justine. Là, les "ogues" vont s'attarder sur lui, les "âtres" vont lui fournir un calmant, sûrement. Pour faire taire sa voix qu'il ne contrôle plus, même dans les bras de son éducatrice adorée qui le protégeait des autres mais surtout de lui-même. Qui lui a servi de maison pendant un temps, un très long moment.
Demain matin, mon groupe entrera dans ma classe. Rien n'aura changé. Vers les huit heures vingt, j'aurai oublié ce son, trop occupé à faire taire celui de mes ados. On va rigoler, comme à l'habitude. Je vais me fâcher, comme à l'habitude.
Mais j'ai comme l'impression qu'une vie, une toute petite vie vient de basculer. Pourvu qu'enfin, il se fasse entendre.